« La seule fleur qui ne fane pas sur l’arbre », Texte, Fondation Salomon

J’ai eu le plaisir et le privilège d’écrire le texte du livret de l’exposition en cours de Kimiko Yoshida à la Fondation Art Contemporain Claudine et Jean-Marc Salomon.

Texte du livret de l’exposition de Kimiko Yoshida
(« Baroques » / Solo show / 26 April > 7 July 2019 / Fondation Art Contemporain Claudine et Jean-Marc Salomon) :

« LA SEULE FLEUR QUI NE FANE PAS SUR L’ARBRE / Marc Molk

Elle s’appelle Kimiko. Ça commence comme ça.

L’été s’est fini hier si mal qu’elle n’accorde plus de crédit au soleil, aux plages blondes ni aux glaces à l’eau. S’écroule, derrière les stores électriques, le ciel dans un désordre de spirales grises, de pointes roses et de triangles bleus.
C’est le petit matin.
Kimiko est seule dans son lit, c’est la première sensation désagréable de la journée.

Elle habite l’automne à Paris, rue M. Elle s’arrête souvent chez Pain de sucre pour leur acheter un cube de guimauve à la noisette. Elle marche ensuite sur le trottoir de droite, le moins fréquenté.

Aujourd’hui, un moineau est mort à ses pieds.
On aurait dit qu’il tombait le moineau, comme une châtaigne. Elle l’a ramassé puis elle l’a roulé dans un Kleenex et l’a mis dans sa poche. Il avait l’air intact. Tout au plus l’air éteint. Un problème de piles.

*

Elle habite au printemps à Venise, calle del M. Elle s’arrête tous les jours chez Tonolo et commande un Spritz Cynar. Elle marche ensuite sur le trottoir de gauche, le plus fréquenté.

Aujourd’hui, elle a trébuché sur un pavé, au pied du petit pont près de l’église des Frari.
On aurait dit qu’il était en train de couler le pavé. Elle s’est accroupie, l’a observé, l’a même caressé, puis elle l’a photographié. Il avait l’air parfaitement identique aux autres pavés. Tout au plus l’air fatigué. Un problème de ressort.

*

Kimiko fume de l’ivraie rose dans son bain, parfois, et ses jambes flageolent, sa tête se penche sur une épaule imaginaire, elle remonte sa main sur son sein gauche puis elle se dit des gentillesses, avec une voix douce. Elle a les cheveux noirs depuis toujours, elle porte souvent des chaussons en papier, blancs, qui n’iraient à personne d’autre. Les hommes la trouvent désirable sans qu’une majorité de femmes la déteste absolument. À sa manière, Kimiko a de la chance.

Elle connaît d’autres femmes. Nombre sont dures, fières de leur indépendance, elles dansent, elles boivent et se vantent d’être libres. Kimiko se sent plutôt très seule de son côté, à vrai dire. Régulièrement sollicitée, elle trouve toujours une manière délicate de se soustraire aux avances et de rester solitaire, au centre d’un nuage mental permanent.

*

Dans un corps chacun est contraint de vivre sa drôle de vie sous les regards inquisiteurs, à courte portée. Les yeux en myriade, d’hommes et de femmes, viennent s’écraser sur la chair ou les vêtements qui nous enveloppent comme le font les vagues aveugles au pied des falaises de craie dans les pays scandinaves.

« Nous sommes tous enfermés, prisonniers d’une enveloppe, que nous n’avons pas choisie, que nous musclons, maquillons, déshabillons, mais rien n’y fait. Nous en restons prisonniers. Puis cette enveloppe vieillit, et nous mourons. »
Voilà ce que se dit souvent Kimiko.

Dans une revue de vulgarisation scientifique, elle a lu : « L’étage sommital de la forêt tropicale humide est le milieu le plus vivant du monde animal, mais aussi du monde végétal. Y grouillent dix mille neuf cent quarante-trois espèces inconnues. » Puis elle a pensé : « Faites que je me désincarne, qu’en papillon velu à trois ailes je disparaisse fauchée par la course entre les lianes d’un petit singe espiègle. Je suis fatiguée d’être humaine. »

*

À la tombée du soir, un soir, un soir qui n’était pas comme les autres soirs, tandis qu’elle contemplait avenue Montaigne une robe Dolce & Gabbana toute étincelante de strass en vitrine, un homme à côté d’elle a pris sa main, comme cela, sans rien lui demander. Il admirait lui aussi la robe, sans regarder Kimiko, et il avait la main chaude. Puisqu’il faisait comme si de rien n’était, elle fit comme si de rien n’était.
Plus tard, ils couchèrent ensemble.

Il dit ensuite :
« À ces heures tardives, il m’arrive de penser aux confins d’une Inde imaginée où, perché au sommet d’un éléphant, bien sûr, ma coiffe de diamants obscènes sur la tête, je salue les tigres miniatures qui m’envisagent de loin. Ils rampent entre les herbes folles, ils se ressemblent tous.
L’oliphant m’inflige son roulis tandis que nous abordons une forêt de canneberges. Je déchire à la canine nonchalant la moitié d’un naàn fromage. Ils ont décidément tous un irrésistible goût de Kiri. L’envie de sympathiser avec un paresseux me traverse l’esprit, mais l’occasion me manque.
J’ai le torse nu, recouvert de tatouages érotiques.
Demain, un soleil gris nous ramènera en France. En attendant l’aube tristounette, je continue jusqu’au bout de mes forces à pourchasser ce jour qui – pourtant blessé à mort – ne veut pas mourir. »
Elle tomba fissa amoureuse.

C’était l’hiver, et le lendemain, en regardant les bouffées de flocons tournoyer, tandis que la neige crisse sous les chaussures, alors qu’elle atteignait la boulangerie proche du métro Saint-Placide où le cheese cake est à peine saupoudré de sucre glace, elle se mit à sourire aux passants emmitouflés façon réfugiés, sourire à leur hésitation Bambi à tenir debout. Les belles avaient des airs de clown avec le bout du nez rouge, les vieux paraissaient inamovibles sur le névé, en phase avec le moins zéro depuis longtemps. Et tous ces souvenirs de luge, de raclette, qui s’invitaient naturellement ! Une belle journée.

*

Combien dans la précipitation d’un flirt surprise s’abstiennent volontairement de certains gestes ? Donner ses lèvres seulement, lâcher certains regards câlins. Ce sont pourtant des catalyseurs.

Il n’y a pas que les doigts, pas que la chair, pas que la langue. Beaucoup s’interdisent de caresser tendrement parce qu’il ne s’agit pas de l’histoire tant attendue, ils retiennent dans leurs yeux toute langueur qui ne serait pas certifiée animale, label désir brut. Ils s’accrochent à l’esthétique du rush jusqu’au pipi dans la salle de bain.

Kimiko, elle, ne sait que faire l’amour, l’amour pour la vie.

Délivrer de l’amour véritable, même à un presque-inconnu, puisqu’elle offre sa peau, lui a semblé aller de soi, le temps que durerait ce contact étrange. Il était question de qualité de l’acte et de l’instant.
Il est possible de multiplier le désir cru, de multiplier le plaisir, de multiplier l’intimité d’instants volés, sans mentir ou faire semblant, en étant parfaitement là. Il y a du risque c’est sûr, il ne faut pas se le cacher, le risque de s’embarquer soi-même, mais il faut faire confiance à la vie.

Alors sur le moment, il lui a semblé qu’elle pouvait aimer totalement sans péril et donner à chaque mouvement une ampleur, une profondeur en kelvins d’émotion, une texture intime, qui dépassait de loin ce qui se fait habituellement ailleurs, en d’autres lieux. Manifester de l’amour, l’amour anonyme que l’on a en soi, l’affection véritable et souriante, est une chambre d’écho formidable à l’acte sexuel le plus impromptu.

Ils s’aimèrent ainsi le reste de leur vie, d’un amour réel, véritable, sinusoïdal.

Il arriva à Kimiko de pleurer comme on va aux toilettes. C’est-à-dire qu’elle pleurait, puis elle se mouchait soigneusement, puis elle continuait sa journée ou sa nuit comme si de rien. Parfois ensuite elle prenait une douche.
Kimiko crut les premiers temps que tout ce qui lui arrivait allait passer, que c’était du vent, qu’elle était comme tout le monde. Mais non.

*

Elle avait souffert comme bien des gens, qui tous continuent d’aller travailler, de faire les courses, de s’acheter des gants pendant les soldes, et qui sont tous pourtant vidés de l’intérieur, qui traversent la ville sans savoir eux-mêmes comment ils font pour tenir encore debout, alors que c’est tout simple : ce qui les fait tenir debout… c’est l’habitude.

L’habitude, la somme de toutes les habitudes, c’est par sa seule grâce que l’on peut faire semblant de vivre, pour dégager ce temps précieux, autour de minuit ou volé dans les plis de la journée, où l’on songe à la vie qui nous attendait si l’on n’avait pas trébuché quelque part, si l’on avait pas été cet idiot ou cette idiote, si l’on avait eu la chance d’être pardonné par qui seul pouvait nous exaucer.

Elle avait à cette époque l’impression d’être tombée sur le bas-côté, avait essayé de se relever, puis lasse était restée face contre terre dans le fossé de sa vie rêvée. Elle s’était résignée à vivre une vie parallèle, cohérente mais beaucoup moins brillante que l’originale, avec moins d’options, plate, désincarnée, vitreuse. Comme bien des gens qui vivent allongés dans le caniveau de leur existence.

*

Seulement tout avait embelli, sans effort, absurdement, de manière impromptue, puisqu’il était là.

Parfois certains malentendus peuvent faire croire à untel qu’il est aimé d’unetelle, ou vice versa, que les petits oiseaux vont gazouiller pour eux, bref que la vie sera belle, mais le plus souvent tout finit par s’évanouir, et l’on se sent bête dans le meilleur des cas, souvent très malheureux.

Mais pas toujours.

En vacances un été à Arcachon, Kimiko s’était dit : « Ma fortune tient là, dans cette journée. Sur le sable tous les couples sont couchés dans la même position. Cela sent bon l’iode, pas l’embrun séché. Ce sont les bons côtés du bord de mer. »

Ils parlèrent beaucoup.

De toutes ces discussions surgit une évidence partagée : puisqu’ils avaient de la chance, autant en profiter pour tenter un voyage fabuleux.

*

Le chat n’a d’yeux que pour l’autre chat, le chevreau pour l’autre chevreau, la libellule pour la libellule, et caetera. Autant d’êtres en miroir, Rorschach spontanés. Ils courent en lacets, bondissent, miaulent, montrent les cornes, zigzaguent sur le sol parcouru de racines de mangliers, de palétuviers, perchis de béquilles réséda et luisantes enfoncées dans le sol.

Dans les cœurs, plus haut, d’autres racines, ondulantes, s’étalent et l’on dirait de grands plats de spaghettis andrinople, à nourrir des millions de soldats.

Il y a dans la vie des odeurs de sel, de mucus, des ornières limoneuses et dans chaque flaque un lac miniature, une abysse, des millions d’œufs d’insectes, de larves agitées qui se mêlent aux débris de feuilles, aux lambeaux d’exuvies reptiliennes, aux émeraudes poussés là par d’énormes scarabées Hercule.
Dans la Nature survivent des oiseaux bleu cobalt friands de chenilles acryliques, et de grands murs de chlorophylle phosphorescente partagent en rideaux pudiques la foison qui grouille, qui rampe, qui grimpe ou qui flotte dans l’air.

Kimiko et son Valentin ont vu passer dans le ciel des croix volantes et des pyrales flandrines ont muées à leurs pieds. Ils ont vu de loin quelques masses recouvertes de fourrure s’enfoncer dans les fougères cyatheales en direction des chutes du Carbet. Ils ont découvert plusieurs nids d’abeilles, des plumes de dinosaures fossilisées et ramassé les crottes fumantes d’un tigre blanc. Ils collectionnent encore les écailles ombrines d’animaux inconnus tombées lors de combats avec de petits mammifères au pied des arbres-à-pain.

Chaque avril, de chaque année, ils contemplent ensemble, main dans la main, la refloraison des cerisiers à Kyoto, un mètre au dessus des squelettes de samouraïs enterrés là, en étoile autour des troncs séculaires. Les petites fleurs vanille-framboise ne tiennent que sept jours aux branches. Elles s’en détachent avec soudaineté, toujours fraîches. C’est par magie la seule fleur qui ne fane pas sur l’arbre.

*

Voici traduits ces printemps, qui trônent sous vos yeux. »